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Par N.Tross. le 6 Octobre 2015 à 23:26
C'est l'histoire d'un ballon.
C'est l'histoire d'un ballon coincé. Coincé... mais tournoyant, tourmenté par le remous moussant du ruisseau où il s'est arrêté. Le temps de souffler, un peu. Il faut dire qu'il en a vues, des choses... Rembobinons. Inversons le son des vers, traversons le trou du ver, pour remonter la rivière du temps, un temps. La rivière où ce ballon s'est échoué, jeté par un enfant agité, qui n'a pas su contrôler la force de son lancer. Il lui avait été offert pour son anniversaire. Peut-être. Sûrement.
L'histoire imaginée n'a ici pas moins de réalité que la réalité de l'histoire.
Ses parents, le sachant possédé par son désir de posséder, avaient acheté le ballon dans un grand magasin, comme il en pousse un peu partout depuis quelques années. Le ticket de caisse avait fini froissé au fond du porte-monnaie, unique témoin et instrument d'un échange blasé entre client et caissier, caissier chaque fois un peu plus froissé par l'indifférence témoignée. Juste avant, l'encre aux origines fumeuses avait été imprimée sur une bande de papier aux origines plus opaques encore, fibres entre-collées issues de multiples arbres inconnus, subissant encore plus d'indifférence que cette caissière, caissière encaissant moins l'argent que son inexistence.
Mais revenons à nos ballons.
Il était passé entre de nombreuses mains avant cela. Il avait beaucoup voyagé : emballé, empaqueté, conditionné, transporté, déporté, déconditionné pour être reconditionné, stocké, déplacé à nouveau puis placé en rayon. Heureusement, plus inconscient de sa condition que les nombreuses mains qui l'avaient manipulées l'étaient de la leur, il ne pouvait regretter sa Chine natale. C'était pourtant dans l'Empire du Milieu qu'il avait vu le jour, au sein d'un grand hangar où des mains habituées avaient assemblé et cousu les différentes parties qui le composaient. Des mains de seconde main, sans lendemains, enchaînées à leur vie entravée par l'obligation, ou l'instinct, de pourvoir aux besoins d'une famille. Pour permettre à des bambins, un jour, de reprendre le même refrain. Sans fin ?
Mais l'histoire ne s'arrête pas là ; elle ne s'arrête jamais.
Polyurétane, caoutchouc, latex de synthèse... Ces composants avaient été dérivés d'un pétrole qui n'avait lui-même cessé de dériver, convergeant des puits aux quatre coins du monde vers les raffineries chinoises, bien après avoir connu une autre dérive, celle des continents, pendant des millions d'années. De 20 à 350 millions d'années, entre lesquelles des êtres vivants, morts, s'étaient retrouvés piégés, sédimentés, entraînés dans les profondeurs minérales de la terre pour s'y terrer en attendant leur heure. Fougères géantes, dinosaures géants, méduses géantes, petits mammifères, petits insectes, petites bactéries, toute cette vie passée y était passée pour créer cet or noir qui avait dépassé les rêves les plus fous de l'humanité, vie passée si intrinsèquement liée à la vie présente qu'elle en venait à la menacer en une boucle si parfaitement bouclée, que regarder ce ballon revient à contempler la Vie toute entière.
La sphère de vie sédimentée tourne dans les remous qui l'ont piégée depuis assez de temps pour qu'elle ait déjà creusé le sédiment argileux de la rive en un parfait arrondi. Quelle sera la destinée de ce ballon ballotté dans le cours du Temps ? Tentera-t-il de joindre la dérive du septième continent, ou sera-t-il repêché par un enfant, inconscient d'être et d'avoir entre ses mains le passé, le présent et l'avenir du monde auquel il appartient ?
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